Saturday, November 1, 2008

Pleine lune sur le Metn-Nord.





















Accoudé à la balustrade de ma terrasse, je savourais religieusement à la pointe du jour, la plénitude du premier café, la volupté de la première cigarette, et l’aube d’un soixante-troisième printemps prodigué par mère nature dans sa magnanimité infinie.

Et si le voile de la nuit agonisante demeurait assez dense pour masquer les détails du large panoramique circulaire embrassant du haut de ma tour, les montagnes du Metn-nord jusqu’au golfe de Dbaiyé en passant par la colline d’Achrafieh et le port de Beyrouth, l’air balsamique de l’été charriait jusqu'à mon esplanade les vibrations subtiles de l’éternelle nuit Méditerranéenne baignée d’un clair de lune dont l’hyaline magie composait admirablement avec l’envoûtement lascif des frangipaniers, mêlé a la fraîcheur innocente des orangers en fleur.

Et je me surpris à béer sans défense devant une pleine lune inconcevable accrochée au nadir indigo, et dont les tentacules arachnéens semblaient assez proches pour m’aspirer silencieusement dans son orbite glacée de déité absolue des ténèbres ; moi dont l’idolâtrie pour la lumière et l’astre du jour, rivalise en ardente dévotion avec le zèle mystique d’Akhenaton l’hérétique.

La hideur, la disgrâce et les altérations apportées par l’homme a l’Eden terrestre, s’estompent temporairement sous l’épais manteau d’ombre et de sérénité pour ne laisser place qu’aux voix mystérieuses de la nuit ; l’ululement étouffé d’une chouette, le hurlement lointain d’un chien perdu, la stridulation têtue des criquets et le chuchotement de la brise nocturne a travers les arbres sous l’éternité intersidérale constellée de myriades de vestiges éphémères des foyers éteints dans un passé immémorial.

La nuit est douce et clémente, et l’irrémissible sauvagerie de l’anarchie urbaine se dissimule sous sa voûte impénétrable pour ne laisser transpercer qu’un immense horizon dégagé ; et la montagne d’ordures de Karantina que les Beyrouthins appellent par dérision ‘’le Mont-el-Murr’’ vu les louvoiements et les fausses promesses de son excellence durant son interminable séjour au ministère de l’intérieur pour les en débarrasser, n’existe plus. Seules subsistent les féeriques lueurs du port reflétées par une Méditerranée dont la sagesse n’a d’égale que l’indulgence.

La nuit est intemporelle. Du haut de mon vain perchoir fait de verre, de béton et d’acier, je retrouvais le ciel de jadis ; celui de l’âge d’innocence et de la seconde maison paternelle bordant l’ancienne ‘’Route de Damas’’, où je passais le reste de mon enfance et une bonne partie de ma jeunesse avant que la guerre ne vienne emporter, demeure et vingt ans, vers des lieux où l’on ne revient pas.



















En accordance avec l’amnésie chronique qui caractérise le conscient Libanais, personne, hormis quelques rares survivants ne mentionne plus cette mythique voie qui partait du cœur battant de Beyrouth, du centre même de la Place des Martyrs, longeait ce qui fut appelé durant les années noires : ‘’la ligne verte séparant les deux Beyrouth’’, traversait Furn-el-Chebbak et Aïn-el-Rommaneh qui était encore a l’état de bourgade semi agricole, bifurquait vers les hauteurs de Mkalles avant d’entamer l’ascension du Mont-Liban (le seul Liban que mentionne l’histoire), et de déboucher sur la plaine de la Bekaa et les anciens greniers de Rome.

Le plus dur étant franchi, le reste devenait relativement aisé ; une dernière étape de plat menait tranquillement jusqu’aux frontières marquant la fin du territoire national et le seuil de l’entrée au Goulag…

Telles la légendaires route de la soie et celle des épices, la ligne de l’Orient Express et celle du Hidjaz que sublimèrent dans l’imaginaire Occidental les récits des chantres du colonialisme Européen et notamment Victorien, la route de Damas qu’arpentèrent le long des siècles, marchands et exilés, penseurs et conquérants, philosophes et renégats, saints et pèlerins mériterait une place identique dans la mémoire de l’Orient, si l’on n’y était trop absorbés a déterminer si la maternité de Jésus revenait a Marie fille de David ou a Mariam bint Omran et s’il vit le jour dans une grange a Bethlehem ou sous un palmier d’Arabie.

Agrippé aux vétustes barreaux en fer forgé de la balustrade du vieux balcon et guère plus haut qu’elle, l’enfant, quelque part dans le temps, guettait patiemment la rue éclairée d’un pâle réverbère et dont les deux bouts se perdaient sous un manteau de nuit.

Précédé d’une vacillante lueur et d’un crissement d’essieux mêlé à un cliquetis de sabots sur le macadam, la première charrette de la file émergea lentement de l’obscurité et le gosse ne perdait pas une miette du spectacle de la longue procession qui défilait fièrement a la lumière des lampes a pétrole et au petit trot, au son des grelots, des claquements de fouets et aux cris des charretiers.

Chargés de verdure, d’herbes aromatiques et d’autres produits maraîchers, les chariots porteurs de légumes et de fruits dont je n’ai plus retrouvé le parfum ni la saveur arpentaient chaque soir la route de Damas a rebours, avec pour destination finale la place des Martyrs et plus exactement le ventre de Beyrouth* qu’étaient les souks, véritables Halles luxuriantes et pittoresques qui ont évidemment disparu, partiellement remplacés par la massive et incongrue mosquée-mausolée de Mohammad el Amin, et le Saint-Sépulcre du Grand Bienfaiteur qui repose au milieu du carré aride et sans joie devenu la Place de Rien.














Ibrahim Tyan.

* le ventre de Paris, Emile Zola (1873)

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