Sunday, November 16, 2008

VII - Le café d'Aïn-el-Mraïsseh.













Il m’est arrivé souvent au cours de mon enfance, d’entendre Feu mon père ainsi que d’autres adultes de sa génération, utiliser dans leur jargon d’anciens Beyrouthins une expression dépréciative qui consistait à comparer l’objet de leur désapprobation au ‘’Café d’Aïn-el-Mraïsseh’’.

Que de fois n’entendis-je le cher homme, après une inspection-surprise effectuée dans ma chambre, me sommer sur un ton sans réplique : ‘’Je te donne une heure pour mettre de l’ordre dans tout ce foutoir ; ma parole on se croirait au café d’Aïn-el-Mraïsseh ici’’.
Ou lorsque vaincu par l’ennui, il m’arrivait parfois de piquer un petit somme à l’église durant l’office du Dimanche, son souffle dans mon oreille me ramenait sans ménagement à la sainte réalité : ‘’Réveille-toi et tiens-toi bien droit’’ me chuchotait-il ‘’tu n’es pas au café d’Aïn-el-Mraïsseh ici’’.

Je dois donc aux tances paternelles qui eurent pour unique effet d’éveiller en moi le désir de voir de plus près ce lieu si peu recommandable, ainsi qu’aux directives de quelques camarades de collège natifs de la région, le privilège de la découverte dans ma prime jeunesse d’adolescent d’Achrafieh, du vénérable café ‘’Al-Bahreïn’’ dont le sobriquet populaire de ‘’Café d’Aïn-el-Mraïsseh’’ prévalut sur son nom véritable, et survécut ainsi dans la mémoire plébéienne.

Pourtant le coup de foudre ne fut pas immédiat, et l’endroit de prime abord avait tout pour rebuter le tout petit petit-bourgeois domestiqué et cul-bénit que j’étais.

Imaginez-vous des marches en bois branlantes fixées à même la roche, qui vous menaient en-dessous de la route, toujours plus bas jusqu’au niveau des vagues, vers une méchante bicoque sommaire aux vitres embuées, et dont l’intérieur sombre et enfumé débouchait sur une invraisemblable jetée faite de planches pourries qui fendait la mer, juchée sur des pilotis aussi précaires que vermoulus.

Un véritable coupe-gorge marin, sans doute l’œuvre d’un vieux charpentier à moitié toqué et ivrogne de surcroit.

Mais l’âge venant, ma vision des êtres et des choses s’éclaircit considérablement et le fond primant désormais sur la forme, je commençais enfin à saisir pourquoi le Rabelais de ma jeunesse prêchait de casser l’os afin d’en extraire ‘’la substantifique moëlle’’. Il m’arrivait donc de plus en plus souvent en fin d’après-midi, de dégrafer ma cravate et de laisser mon bureau de Hamra aux bons soins du personnel, pour me rendre seul ou avec quelques amis au café d’Aïn-el-Mraïsseh.

Chaque étape de ma vie est attachée à un café que je choisissais pour sa personnalité qui rimait avec mon état du moment ; sauf pour le Café d’Aïn-el-Mraïsseh où le contraire arriva.

Ce fut ‘’lui’’ qui me choisit.

Insensiblement je devins un ‘’accro’’ de cette table située au bout de la jetée, que la Méditerranée cernait de trois côtés et de ces couchers de soleil grandioses, explosions chatoyantes de flamme, de splendeur et de silence.

Après la défaite quotidienne des légions de lumière, un long moment de tranquillité s’installe dans l’univers, précédant l’avance inéluctable de l’armée de l’ombre triomphante du ciel, des êtres et des choses.

Assis devant ma table solitaire au bout de la jetée, entouré des derniers poudroiements d’or et d’écarlate, avec pour seuls compagnons ma cigarette et le chuintement continu de la Méditerranée, je ne pouvais imaginer de meilleurs auspices pour communier l’espace d’un éclair hélas trop furtif, moi microcosme éphémère avec le macrocosme éternel.

Avec le temps, je découvris que l’aspect rudimentaire de l’endroit n’était que pur leurre, le café y était excellent et de loin supérieur à la lavasse standard servie dans les ''Mövenpick'', ''Strand'', ''Modca'', ''Express'', et autres établissements à la mode du moment. Les Tasses et les verres étaient d’une propreté impeccable, dans les narguilés brûlait un authentique tabac Iranien « Ajami » et non cette merde Egyptienne bon marché d’aujourd’hui, écœurante de mélasse et de parfum synthétique, et le plat de Foul qui débordait d’huile d’olive extra-vierge arrivait accompagné de petits pains chauds et d’un extraordinaire plateau bigarré où la tendre ciboulette fraîche avoisinait avec de brillantes olives noires, des radis croquants, des branches de menthe verte et d’une belle tomate rutilante. Un délice des dieux.

Hicham, Zeidan et Bilal étaient à mes petits soins et réussirent à me faire croire que j’étais leur client favori jusqu’au jour où je les surpris a s’occuper avec le même zèle de Michel Abou-Jaoudé (célèbre analyste politique du journal An-Nahar) qui venait souvent accompagné de Samir Nasri. (Critique cinématographique bien connu).

Mais mon mec favori était incontestablement Mahmoud le cuistot, qui était aux anges lorsque je pointais quelquefois en galante compagnie ; alors il sortait le grand jeu pour expédier à notre table un mezzé de derrière les fagots au milieu duquel trônait une succulente friture de poissons frais, de quoi épater ma compagne et de ‘’me blanchir la face’’. Et le bougre y parvenait !

Mahmoud avait entreposé dans sa cuisine un ancien poste de radio massif qui devait dater de l’époque de Marconi et dont l’aiguille chercheuse s’était volontairement bloquée sur une seule et unique station : « Saout-el-Arab Minal’ Kahira ».

Le soir tombé, les reflets des luminaires dans l’eau et le doux murmure continu des vagues ajoutés aux effets bénéfiques d’une bonne bouteille dispensaient à la nuit Beyrouthine bien plus de magie encore.

Mahmoud, à travers la lucarne de sa cuisine me fait un clin d’œil en m’indiquant sa radio dont il hausse légèrement le volume. Il sait ce que j’aime le drôle, et les premières mesures de ‘’Keliobatra’’ (Cléopâtre) de Mohammad Abdel-Wahab fusent dans l’air balsamique de la nuit d’été, au dessus des eaux tranquilles d’Aïn-el-Mraisseh :

Notre nuit est faite de vin et de désir
Et d’un voile de lumière qui protège nos ombres…

Les buveurs de la nuit, ivres se sont assoupis
Mais nous ont devancés au réveil
Ah, s’ils avaient connu une passion comme le nôtre
Ils seraient encore paupières closes…

Chaque fois qu’une coupe trinque
Le buveur nous regarde avec indulgence…
Ô mon amour, ce soir je suis en mal d’amour
Ah si je pouvais te faire partager
Les joies de mon cœur.


Qui donc parmi les paroliers ou interprètes dans ce monde Arabe hypocrite et bigot d’aujourd’hui, oserait écrire ou chanter pareilles strophes ?

Ibrahim Tyan.

Ps. Comme tant d’autres choses, le café d’Aïn-el-Mraïsseh à disparu aujourd’hui, remplacé par une horrible bâtisse kitsch et vulgaire ; et la jetée en bois à été démolie pour faire place à une rade en béton pour canots à moteur.

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