Wednesday, November 19, 2008

IV - En attendant l'orage.














Hier soir, j’ai regardé Ghassan Tueini à la télévision, et le sommeil me gagnait au fur et à mesure que l’émission se déroulait. Pourtant l’heure n’était point tardive, mais les assurances apaisantes et les propos lénifiants du caduc ‘patriarche’ de la presse Libanaise finirent par avoir raison de mon intérêt ; mais point de mon inquiétude.

C’est d’ailleurs a peu près mon attitude vis-à-vis de son canard ‘An-Nahar ’ qui troqua son image mythique et si chèrement acquise de coq de combat sans peur et sans reproche, contre celle d’un grassouillet chapon châtré et domestiqué, pour des raisons de « dette morale » envers la mémoire du Grand Homme [ Ghassan Tueini dixit ], dont les restes reposent en paix au Saint-Sépulcre de la Place des Martyrs.

« Dette morale » mon z’œil.

Mais tout cela n’est que balivernes, car c’est l’abîme vers lequel nous nous acheminons inexorablement qui me glace ; et si je ne m’y engage plus en analyses ou spéculations, c’est que les choses sont désormais rendues dans leur crudité la plus brutale de sorte qu’un aveugle y verrait clair et qu’un sourd entendrait.

Et puisque pour la mémoire, le temps et l’espace n’existent pas, la mienne clémente me ramena doucement en un délicieux voyage à rebours, loin, très loin, comme pour me faire oublier, ne fut-ce que l’espace d’un moment, ce présent minable sans espoir ni lendemain. - La voix fatiguée de Ghassan Tueini s’estompa donc graduellement et je me retrouvais à l’aube d’un matin depuis longtemps évanoui dans la nuit des temps.

L’époque : les années 1960, la place : le café trottoir ‘La Dolce Vita’ à Raouché, l’heure : 04 à l’aube.

Un petit joyau de café avec ses nappes et parasols bleus, et un espresso dont je n’ai depuis dégusté de pareil, ni à Turin, ni à Milan, ni chez Florian.

La fin de la nuit s’annonçait tiède et langoureuse comme seules les nuits de Beyrouth savent l’être et le frangipanier avoisinant me renvoyait le parfum sucré et capiteux de ses branches fleuries. Un calme et une sérénité presque irréelle inondaient la place.

Après une soirée endiablée comme seuls les jeunes savent improviser, j’étais là tout seul, vidé mais heureux, dans un état de paix profonde avec le monde et moi-même.

Du coin de l’œil, j’observais discrètement Nizar Kabbani assis à une table avoisinante ; il était là tout seul, sans gonzesse pour une fois, ni crayon ni calepin ; juste un café et un paquet de blondes.

Une limousine parqua devant le trottoir, deux hommes et une femme en descendirent et se mirent à une table voisine ; quelques minutes plus tard, j’entendis la femme rire aux éclats ; la regardant avec un peu plus d’insistance, je reconnus Dalida !

En ce temps là, l’humble petit paradis, niché au creux de la douce Méditerranée, sommeillait voluptueusement aux premières lueurs de l’aube, merveilleuse promesse d’un nouveau matin bleu serein et sans soucis.

* * * *

Du temps de l’ancienne Rome, lorsque César paradait sur son chariot inspectant ses légions victorieuses sous les ovations de la foule en délire, il était coutume qu’il ait toujours debout derrière lui, un esclave dont la seule tâche consistait à lui susurrer a l’oreille, toujours les mêmes mots : N’oublie jamais César que toute gloire est éphémère.

Ibrahim Tyan.