Tuesday, November 11, 2008

XII - L'infâme désunion.





















L’ILLUMINÉ.

Le taxi-service se frayait laborieusement chemin à travers le bordel quotidien qu’est le trafic dans la région de Furn-el-Chebbak, vers les embouteillages sans appel de la banlieue Sud de Beyrouth.

Assis près du chauffeur, je ne me lassais pas de contempler le tableau de bord de la vieille Mercedes, et d’essayer de me figurer le genre de réaction qu’auraient eus les dessinateurs de la Daimler-Benz s’ils avaient eu à admirer les changements drastiques apportés par le maître de bord, à l’esthétique sobre et fonctionnelle qui à toujours caractérisé la griffe des designers de Stuttgart.

Un mince revêtement de cuivre jaune marqueté de mille arabesques sur lequel se détachaient de mignonnes petites fenêtres en plastique transparent abritant des cartes postales représentant dans un kodachrome agressif les villes de Téhéran, Chiraz, Tabriz et Ispahan, ainsi que la ville sainte de Qom et les portraits de l’Ayatollah Ruhallah el Khomeiny et du Sayyed Hassan Nasrallah, plaquait le tableau de bord de bout en bout.

L’annulaire orné de l’inévitable chevalière en métal blanc incrustée d’un chaton du plus radieux bleu de chine,le conducteur pianotait sur son volant en oscillant imperceptiblement du chef au rythme d’une lancinante mélopée Iranienne à l’indéniable pouvoir hypnotique, débitée par le radiocassette de bord.

Est-ce sous l’effet de la chaleur, du cahotement sur les routes mal entretenues, ou de la lenteur forcée du trajet ? Il demeure que je me suis surpris à dodeliner de la tronche, gagné à mon tour par le tempo obsédant de l’incompréhensible litanie ; ce qui n’échappa guère à mon guide qui m’interpella d’emblée. :

_ La cassette vous dérange ya Oustaz ?
_ Au contraire mon honoré frère, je m’en régale…
_ Le salut d’Allah sur vous. Parlez-vous l’Iranien ya Oustaz ?
_ J’en parlais dans ma jeunesse (mensonge) mais je crains d’avoir presque tout oublié depuis.
_ Pour l’amour d’Allah ya Oustaz, éclairez-moi ne fut-ce que sur une infime parcelle de ce que le cantique que nous entendons signifie.

Ayant décelé à maintes reprises le mot ‘’Allah’’, quoique prononcé ‘’Allôh’’ dans le baragouinage Zoroastrien du coryphée, et l’occasion étant vraiment trop belle, je jouais mon va-tout.

_ Du peu de ce que j’ai compris, il dit que tout ce qui nous entoure, de visible et d’invisible, n’est que reflets de la face d’Allah, et que le ciel et la terre sont voués au néant alors que sa grandeur infinie et les légions de ses croyants hériteront de l’éternité….

Il n’en fallut pas plus… !

_ Allah Akbar Aleik ya Oustaz, Allah Akbar ! Clama mon coche. Dieu que la connaissance est belle ! Qu’Allah vous augmente en science et vous éclaire tel que vous m’avez éclairé… Akh ya Oustaz !!! Vous ne pouvez pas savoir combien je regrette de ne pas être né Iranien.

_ Allah Karim mon honoré frère, lui répondis-je. En attendant, soyez-en sûr que vous l’êtes déjà totalement de cœur et d’esprit.

LE CRO - MAGNON.

Aboul’Zouz, la trentaine bien sonnée, d’éducation élémentaire et ouvrier tourneur de son état, était un adepte forcené de la gonflette au club de mon ami Aboul’Mich. Des années de travaux forcés en salle de musculation, doublées d’un dopage intensif aux stéroïdes et autres saloperies anabolisantes avaient finis par lui forger un physique des plus extraordinaires.

C’est qu’Aboul’Zouz était déjà initialement du genre trapu et court sur pattes ; mais depuis le développement invraisemblable qu’il s’était infligé aux Biceps, triceps, deltoïdes, pectoraux et autres groupes musculaires de son anatomie , son apparence générale s’était muée en une sorte de masse cubique compacte et velue, surmontée d’une petite tête sans cou qu’il maintenait soigneusement rasée à la façon des ‘’Marines’’ de l’oncle Sam.

Un jour que je le complimentais sur le tatouage original représentant un fil de fer barbelé entourant son immense biceps droit, Aboul’Zouz eut la bonté de m’expliquer patiemment que ce que j’avais pris pour du barbelé n’était autre que la représentation de la très sainte et très vénérée couronne d’épines du Christ.

Rien de moins !

Chrétien jusqu’à l’os (c’est ainsi qu’il se considérait) et FL indécrottable, Aboul’Zouz s’était couvert de gloire au cours de la mémorable journée des pneus du 23 janvier 2007, lorsque devant lui se présenta l’aubaine inespérée d’éjaculer toute sa sauvagerie inhibées sur les chairs des jeunes filles et garçons universitaires du Tayyar.

_ Aoun kalb Souri, me dit-il.

_ Avec les camarades de mon escouade, enchaîna-t-il, nous lui avons joliment damé le pion au rond point de Mkallès ; de ma vie je n’oublierais l’instant sublime de la victoire, lorsqu’après avoir piétiné ses mauviettes comme des cancrelats, j’ai brandi de mes propres mains le drapeau Américain, au nez et à la barbe de tous les faux culs du Tayyar, du Hizbollah et de l’Armée Libanaise réunis.

Pour Aboul’Zouz, le plan était simple : Liquider Aoun et son Tayyar en priorité. Ensuite faire subir le même sort au Hizbollah avec l’aide d’Israël, des USA et des milices de la majorité locale ; le champ rendu libre, le temps serait venu de régler certains vieux comptes avec les Sunnites ; car le Hakim veille au grain et n’oublie rien…Mais à chaque chose son temps.

(En rire ou en pleurer ! ? ! ? ! ?).

_ Les Etats-Unis c’est l’avenir du Liban ya Bob (c’est ainsi qu’Aboul’Zouz m’appelle depuis que mon image s’était substituée dans sa tête par je ne sais par quel truchement mystérieux du subconscient, à celle du père qu’il à toujours haï), c’est la force, l’abondance, la liberté et la démocratie ; et qui sait, peut-être qu’un jour en feront-ils de nous leur 51ème état…Ya Reit.

(Pour ce qui est de l’avenir ‘’Made in USA’’ mon pauvre Aboul’Zouz, nous en avons déjà des exemples ; avant-hier c’était l’Afghanistan, hier l’Iraq, aujourd’hui c’est le tour du Pakistan et probablement celui de l’Egypte pour demain).

_ Nous avons reçu une nouvelle cargaison de choix ya Bob, me chuchota un Aboul’Zouz extatique. La semaine prochaine, tu seras le premier à admirer ma nouvelle M16 Commando à canon ultra-court, avec silencieux, lunette de nuit et viseur laser, un véritable petit bijou de joujou…

LES NARGUILISTES.

J’aime les quartiers Sunnites de Beyrouth. Ce sont pour moi les derniers recoins de la capitale où flottent encore quelques relents du Beyrouth d’antan.

A l’image de leurs habitants, une vie turbulente et intense semble toujours animer ces quartiers où les étalages des magasins y sont dressés autrement que partout ailleurs, et où prédomine un goût certain pour le faste et l’opulence qu’on retrouve même dans l’éventaire du plus modeste marchand des quatre saisons.

Des senteurs capiteuses et complexes qui vont des fragrances des encens d’Oliban et de Djaoui noir que le marchands brûlent quotidiennement pour conjurer le mauvais œil, jusqu’au fumet irrésistible du Chawarma et du poulet qui rissole sur la broche, se disputent délicieusement votre odorat.

C’est là aussi que l’on retrouve les temples véritables du Foul, du Hoummous, du Falafel et de la Balila ; du Chawarma, des grillades et du Méchoui, mais aussi du Kenafa et des somptueuses et multiples espèces et dérivés du Baklawa. Et si la chaleur vous assèche la gorge, des boissons fraîches et merveilleuses telles le Souss, le Jellab et le Tamarin, ou encore l’acide et délicieux Aïran bien glacé, vous désaltèreront bien mieux que la chimie nocive des sodas Américains à l’arrière goût de pharmacie.

Le Sunnite est par nature un jouisseur et un raffiné ; il aime le luxe, la bonne chère et les multiples plaisirs de la chair et de l’esprit ; pour lui, le fait de fumer un bon narguilé en fin de journée, face à la mer d’Aïn-el-Mraïsseh, bercé par la voix qui défie les âges d’Umm Kulthum, garde encore toute sa valeur intrinsèque.

En bon épicurien, je ne peux que me joindre sans restriction à l’agréable sensualité de cet aimable hédoniste.

Profitant de cette belle journée de fin d’été, je traversais donc a pied les quartiers Sunnites de Bourj-abou-Haidar et de Basta jusqu’aux régions de Zariff et de Sanayeh avec pour destination finale les parages de l’Hôtel Phoenicia où j’avais rendez-vous avec un ami.

Mais au fur et à mesure que je m’enfonçais dans ces régions, un détail insolite me sauta aux yeux ; les panneaux et les pancartes qui s’y étalaient encore il y a quelques semaines, glorifiant l’armée Libanaise et vantant son héroïsme, avaient complètement disparu, cédant la place à d’innombrables affiches et calicots en appui au Royaume Wahhabite d’Arabie Saoudite, et dont je reproduis ici certains textes :

_ L’Arabie Saoudite est une ligne rouge que personne ne peut transgresser.
_ Qui attaque l’Arabie Saoudite s’attaque à nous.
_ Critiquer l’ambassadeur Saoudien est tabou.
_ Les ennemis de l’Arabie Saoudite sont nos ennemis
_ Les Libanais n’oublieront jamais leur dette envers leurs frères Saoudiens.
_ Le roi Abdallah et le Cheikh Saad sont deux lignes rouges infranchissables.
_ Etc.

Après des décennies de soulèvements et de bouleversements qui les ont vus défiler tour à tour pour le nationalisme Arabe de Nasser, puis pour le Baath Syrien d’Assad en passant par la révolution Palestinienne d’Arafat, les Sunnites Libanais brandissent aujourd’hui d’une main l’étendard Wahhabite et de l’autre la bannière étoilée de l’oncle Sam.

Après la sagesse unificatrice de Riad el Solh, l’érudition éclectique d’Abdallah el Yafi, la fougue Nationaliste de Saeb Salam et l’astuce consommée de Rachid Karamé, ils ont aujourd’hui choisi de confier leur sort au Gamin dyslexique.

L’UNION SACRÉE.

Le 1er Août 1914, le président Français Raymond Poincaré déclare la guerre à l’Allemagne.

Au début, les socialistes et la classe ouvrière y sont négatifs et considèrent qu’ils n’ont rien à voir dans ce conflit capitaliste qui se joue entre les Rois, Tzars et Empereurs ; de même pour les Catholiques, humiliés depuis la séparation de l’Eglise et l’État, et qui s’y montrent aussi réticents.

Mais les Français eurent vite fait de surmonter leurs différends et de s’unir face à la menace ennemie au lieu de se disperser dans des conflits fratricides

Le 4 Août 1914, le Président du conseil René Viviani dans un discours prononcé aux deux chambres déclare : « …Dans la guerre qui s’engage, la France sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée ».

Le terme est entré depuis, dans la terminologie politique usuelle.

Or il se trouve que le Liban traverse actuellement une épreuve telle, que les raisons mêmes de son existence en tant que nation libre, indépendante et souveraine sont fortement remises en question.

Dorénavant, seule l’Union Sacrée du peuple est en mesure de nous éviter le pire.

Mais comment générer une telle réaction salvatrice au sein des meutes et hordes disparates qui constituent désormais de véritables ethnies idéologiquement et organiquement dissemblables au sein d’une même nation ?

Comment raisonner avec des convictions et des croyances primitives, instinctuelles et contradictoires, qui ne répondent plus qu’au discours fanatisé et rancuneux, et dont l’allégeance va intégralement envers les instigateurs et les manipulateurs externes, garants de leur continuation dans la contradiction et la désunion ?

Ainsi donc, si nous excluons les Libanais d’allégeance Iranienne, Saoudienne, Syrienne, Palestinienne, Américaine ou Israélienne, sans oublier ceux qui ont adhéré de pleine conviction aux courants fondamentalistes voire terroristes, il nous restera bien une poignée de Libanais incontestables et réfractaires à tous les égarements de la démence générale qui les entoure.

Mais ne nous égarons point en de faux espoirs ; car cette espèce [de toute façon en voie de disparition] est rendue beaucoup trop minoritaire pour pouvoir entreprendre quoique ce soit d’efficace, en vue d’infléchir le cours inexorable des événements à venir, et qui menacent d’emporter dans leur tourbillon, les derniers lambeaux qui adhérent encore au squelette Libanais.

D’où le titre de cet article.

Ibrahim Tyan.

No comments: