Friday, November 14, 2008

IX - L'ange déchu de la rue de Phénicie.


















Je suis comme toi Ô Nuit, constant et éperdu ; embaumés dans leurs larmes reposent en moi, des milliers d’amants dans leurs linceuls de baisers flétris.

Gibran Khalil Gibran - La nuit et le fou.

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J’aurais voulu entamer ce récit avec la formule sempiternelle ‘’il était une fois’’, mais ce que j’ai à raconter n’a rien d’un conte de fée, mais plutôt d’un conte vrai de Beyrouth ; de L’AUTRE Beyrouth, celui qui sombra à jamais dans les flammes de la démence, des pierres croulantes des immeubles éventrés, et de l’horreur des nuits sans lune sur les décombres de la ville-cimetière où la nature avait repris tous ses droits ; du vent glacial qui hululait désormais dans ses rues mortes à travers la végétation sauvage qui avait craquelé l’asphalte et brisé les pavés, et de ses chiens errants qui, pour avoir goûté à la chair humaine, avaient renoué avec la nature millénaire de leur Grand-Maître ancestral, le Loup.

* * * *

Jadis en descendant Souk-el-Tawilé, on arrivait jusqu’au fameux restaurant Oriental ‘’Al Ajami’’ dont le renommé ‘’Chawarma’’, une pure et savante merveille qui fondait dans la bouche, et la glace Arabe authentique à la crème ‘’Kachta’’, parfumée au mastic d’Alep ‘’Miské’’ et pavée de pistaches vertes avaient atteint un niveau de perfection jamais plus égalé.

Plus loin, du côté de la mer, vous accueillait le mythique restaurant Libanais du ‘’Bahri’’ et son propriétaire, le non moins célèbre Mitri Tueini, un très grand Monsieur, et grand ami de ma famille.

Que de fois ne l’ais-je entendu affirmer à mon père que les noms des ‘’sept familles’’ Chrétiennes et Musulmanes fondatrices de la ville de Beyrouth [dont les Tuéini et les Tyan], commençaient toutes selon lui, par la lettre : T ?!?

Réalité ou fanfaronnades de Beyrouthin, il demeure que la table incroyable de Mitri qui croulait sous les mezzés les plus raffinés, du ‘’Batrakh’’ Egyptien le plus rare, au succulent ‘’Tarama’’ ou caviar Grec tout frais, des viandes, poissons et fruits de mer les plus exquis jusqu’aux croquettes chaudes aux crevettes et les épaisses tranches de fromage ‘’Halloum’’ que l’on vous servait dorées au beurre dans des terrines brûlantes, était une réelle évidence.

Sur le même trajet, le Palm Beach Hôtel était devenu une borne incontournable depuis que la bande du théâtre de dix heures y avait établi ses quartiers généraux ; et tous les soirs, les Beyrouthins avaient rendez-vous avec Pierre et Cécile Gédéon, Gaston Chikhany, Dudul et les autres, pour les voir tourner allégrement en dérision sur scène, toutes les ‘’stars’’ de la politique Libanaise.

De l’autre côté, semblable à une citadelle au milieu de la Méditerranée, trônait le magnifique Saint-Georges [tellement convoité par le grand bienfaiteur qu’il en mourut littéralement sur son perron], superbe hôtel à cinq étoiles [authentiques] et rendez-vous de l’élite Beyrouthine et de la jet-set Internationale.

La capitale incontestée de la vie nocturne de Beyrouth et de tout l’Orient était la région De Zeitouné et ses ramifications qui s’étendaient jusqu’à la rue de Phénicie. Bars et boites de nuit, mais surtout des cabarets [conception aujourd’hui presque disparue au Liban] à la renommée mondiale tels le "Venus", le "Lido", le "Kit-Kat" ou les "Caves du Roy" offraient des numéros de standing International.

L’ « Epi Club » du dynamique et talentueux Toros Siranossian qui vivait à l’époque ses plus beaux jours, parraina les débuts Internationaux de Dalida, de Mireille Mathieu, de Nana Mouskouri, de Nino de Murcia et d’un certain Julio Iglesias.
Des noms tels Brel, Bécaud ou Aznavour y étaient des têtes d’affiche régulières.

C’est vers la fin de ces temps, et peu avant l’éruption du volcan qui fit voler en éclats les rêves et les fables du petit paradis Méditerranéen, que les habitués de la vie nocturne Beyrouthine eurent droit a l’inauguration d’un nouveau cabaret qui arborait le même nom que l’illustre temple du strip-tease Parisien, le « Crazy Horse Saloon », et auquel je dois un des plus mémorables ‘’éblouissements’’ de ma vie.

En ce temps là, je venais tout juste d’entamer une carrière professionnelle des plus fructueuses, j’étais jeune, libre et indépendant, avec de l’allure, du caractère, de l’argent, et de la testostérone à gogo.

Ce fut donc un soir, sur l’invitation d’un ami de longue date que je mis les pieds pour la première fois au ‘’Crazy Horse’’.

N’ayant jamais été particulièrement porté vers le voyeurisme, il me faut dire que j’acceptais en ce temps-là l’invitation de cet ami parce que j’aimais bien sa compagnie, son intelligence et sa vaste culture. Malheureusement, je constatais une fois sur place qu’il nous était virtuellement impossible d’échanger la moindre bribe de conversation cohérente vu la musique débitée à pleins décibels, et me résolus donc à reporter mon attention sur le manège des filles qui se succédaient sur scène devant moi.

Une douce torpeur m’envahissait déjà lorsqu’ELLE apparut sur scène pour clore la première partie du show ; et mon cœur fit deux ou trois ratés.

Devant moi, grande, mince et souple comme une liane, suintant la sensualité animale de tous les pores de sa magnifique peau soyeuse et basanée de métisse Amazonienne, se tenait l’incarnation même du DIABLE, dans toute sa splendeur sulfureuse.

Une beauté incroyable à peine voilée par le mince cache-sexe réglementaire exigé par dame censure, des petits seins arrogants et fermes qui défiaient les lois de la pesanteur et un corps musclé de sportive sans une once de graisse, qui conservait cependant là où il le fallait, ces courbes gracieuses dénotant une anatomie féminine exceptionnelle.

Mais c’était surtout l’aura de sexualité à l’état pur, brut et fondamental que tout son être torride dégageait, qui me bouleversa.

Sur mes instances pressantes, mon ami qui connaissait mieux que moi les labyrinthes de la nuit, exprima à qui de droit le désir de voir ‘’Jungle Queen’’ [ô le sobriquet ridicule], partager notre table. C’est ainsi qu’une demi-heure plus tard, la Brésilienne Carmen Silva, moulée dans une simple robe sombre, les cheveux brillants d’un noir de jais sobrement tirés vers l’arrière, très légèrement maquillée et sans artifices ni bijoux était assise devant moi.

Elle n’en était que plus fascinante.

Champagne. (C’était moi désormais qui régalais).

A mon grand étonnement, la belle me voyant commander du Dom Pérignon, exprima gentiment de sa voix chantante et un peu rauque, [elle fumait des Luckies sans filtre] dans un assez bon Anglais, qu’elle préférerait au cas où cela ne me dérangerait pas du Mumm ‘Cordon Rouge’ (bien moins cher !!!).

Fasciné, je découvrais de près le visage de cette créature extraordinaire. Plutôt mince et allongé, les pommettes hautes et prononcées, le nez légèrement épaté et les lèvres gourmandes et ourlées découvraient de temps à autre une dentition éblouissante.

Mais c’étaient surtout les yeux qui m’arrêtèrent, des yeux d’un noir absolu, plutôt petits, langoureux et comme ensommeillés, traversés en de furtifs éclairs d’une dureté peu commune. Des yeux indéchiffrables.

Plus la soirée avançait, plus je me trouvais sous l’envoûtement de cette créature dont l’esprit s’avéra encore plus extraordinaire que le physique ; et lorsque mon ami et moi prirent congé d’elle, je m’inclinais cérémonieusement et lui fis un baisemain comme on en fait à une grande dame. Elle eut un sourire imperceptible et s’approchant jusqu’à me faire sentir la chaleur de son corps contre le mien, elle m’effleura aussi soudainement que furtivement les lèvres des siennes, me soufflant au passage : Wait for me.

Mon ami me quitta sur les goguenardises d’usage, et je suivis Carmen qui habitait à deux pas du club dans un complexe d’appartements meublés.

Décrire ce que je ressentis lorsque je me retrouvais tout seul avec elle dans l'ascendeur, et la façon avec laquelle elle se lova voluptueusement contre moi, me soupirant dans le cou des mots enamourés en Portugais entrecoupés de halètements rauques, dépasse mes facultés d’écriture…

* * * *

A peine vingt minutes plus tard, un taxi me débarqua à trois heures du matin devant les parasols bleus du café trottoir ‘’La Dolce Vita’’ à Raouché.

A un maître Habib étonné, je commandais un double cognac à la place de mon double express habituel et m’accoudais à la table, la chemise encore béante, la cravate défaite, et la tête entre les mains.

La foudre me tombant du ciel droit sur le crâne m’aurait moins ‘’sonné’’.

Carmen Silva, ma ‘’jungle queen’’ Amazonienne, celle qui m’avait enflammé le sang et les sens était un travesti.

Un transsexuel quoi. Un mec comme moi !

Et dire que j’avais encore son parfum qui me collait a la chemise.

Ibrahim Tyan.

2 comments:

Unknown said...

Merci de me donner la chance de découvrir les saveurs d'un Liban que je n'ai pas eu l'occasion de connaître.

Zéphyr said...

... Ainsi l'homme se retourne vers son passé à la recherche de ses passions éperdues ...